Thรฉorisรฉ par John Langshaw Austin, le langage performatif est une fonction du langage qui induit une action par le simple fait de lโรฉnoncer. Il existe plusieurs conditions pour que son utilisation soit un succรจs : la qualitรฉ du locuteur, qui doit possรฉder le statut et la lรฉgitimitรฉ suffisante pour transformer la parole en acte, et la reconnaissance par lโassistance de la ยซ performativitรฉ ยป de son discours. Sโil ne sโagit pas dโune formule magique, comme sโamuse ร lโimaginer Laurent Binet dans son roman La septiรจme fonction du langage, cette fonction nous rappelle le pouvoir des mots, dโautant plus lorsque lโon occupe un poste dโautoritรฉ. Appliquรฉ au management, ce langage performatif peut sโavรฉrer un outil redoutable, sโil est identifiรฉ et assumรฉ.
Et sโil existait une fonction du langage, mystรฉrieuse, presque magique, qui permettait de faire faire ce que lโon veut ร nโimporte qui, simplement en parlant ? Cโest le sujet du roman de Laurent Binet : La septiรจme fonction du langage. Sโappuyant sur les thรฉories du linguiste Roman Jakobson et du philosophe John Langshaw Austin, lโauteur mรจne lโenquรชte sur cette fonction mieux connue sous le nom de langage performatif.
Une fonction magique du langage ?
Dans son roman, Laurent Binet mรจne lโenquรชte sur le dรฉcรจs de Roland Barthes, renversรฉ par une camionnette en mars 1980. Dans cette fiction historique, il imagine que sa mort nโest peut-รชtre pas accidentelle mais participe ร protรฉger un lourd secret. Ce secret, le voici : et sโil existait une fonction du langage, une sorte dโincantation, capable de faire faire ร nโimporte qui ce que lโon souhaite, par la simple parole ?
Le pouvoir de la parole devient alors le fil conducteur de ce roman dans lequel Laurent Binet nous emmรจne ร la rencontre des plus grands intellectuels franรงais, amรฉricains, russes, pour tenter de percer le secret de cette fonction magique, mais si dangereuse, du langage. Mais quelle est donc cette capacitรฉ infaillible de convaincre, sรฉduire, voire manipuler par la seule force des mots ? Suffirait-il de parler pour que les choses adviennent ? Nous nโen avons pas forcรฉment conscience, mais oui, il existe certains cas, oรน notre parole agit par elle-mรชme : cโest ce que le philosophe J.L. Austin nomme le langage performatif.
Quand la fiction rejoint la rรฉalitรฉ
Entre les lignes de ce roman dโinspiration policiรจre, nous rencontrons donc Roland Barthes, Bernard Henry Levy, Umberto Eco, Michel Foucault, Franรงois Mitterrand et tant dโautres. Mais les noms que nous retiendrons ici sont ceux de Roman Jakobson et John Langshaw Austin car ce sont eux qui vont nous offrir la clรฉ de cette รฉnigme et nous permettre de comprendre ce quโest ce mystรฉrieux langage performatif.
Roman Jakobson est un linguiste russo-amรฉricain cรฉlรจbre pour avoir thรฉorisรฉ en 1963 les six fonctions du langage. Parmi ces fonctions il y a la plus รฉvidente, la fonction rรฉfรฉrentielle, qui sert ร dรฉcrire objectivement le monde qui nous entoure. Il y a aussi les fonctions รฉmotive, conative, phatique, mรฉtalinguistique et poรฉtique. Toutes nous permettent de communiquer, de nous exprimer et de nous faire comprendre. Mais selon le philosophe J.L. Austin, il existerait une autre fonction du langage qui, contrairement ร ce quโaffirme la philosophie, nโaurait pas pour fonction de dรฉcrire ou de constater mais de produire une action. ยซ Les philosophes ont trop longtemps supposรฉ que le rรดle dโune affirmation ne pouvait รชtre que de dรฉcrire un รฉtat de choses, ou dโaffirmer un fait quelconque, ce quโelle ne saurait faire sans รชtre vraie ou fausse. […] Toutes les phrases ne sont pas nรฉcessairement des affirmations, ou ne servent pas nรฉcessairement ร en produire. ยป รฉnonce-t-il dans son essai Quand dire, cโest faire.
Selon J.L. Austin, nous utilisons donc bien souvent le langage, non pas pour constater, mais pour agir sur le rรฉel. Il donne pour exemple le cas dโun maire qui dรฉclare deux individus unis par les liens du mariage. Dans ce cas, il รฉmet donc un รฉnoncรฉ qui ne dรฉcrit en rien la situation mais la crรฉe. Cโest ce quโil nomme un ยซ รฉnoncรฉ performatif ยป ou ยซ acte de parole ยป. Lโรฉnoncรฉ performatif implique toutefois des conditions pour รชtre couronnรฉ de succรจs et donc induire une action. La principale condition rรฉside dans la lรฉgitimitรฉ de celui qui prononce lโรฉnoncรฉ. Ainsi, seuls un maire, son adjoint, un curรฉ ou tout autre individu reconnu comme lรฉgitime dans ce rรดle, peuvent dรฉclarer deux personnes mariรฉes.
Le langage performatif appliquรฉ au management
Vous lโaurez compris, notre quotidien est truffรฉ dโรฉnoncรฉs performatifs et lโentreprise nโy fait pas exception, bien au contraire. Prenons lโexemple des phrases ยซ Vous รชtes embauchรฉ. ยป ou ยซ Vous รชtes virรฉ. ยป Ces รฉnoncรฉs, prononcรฉs par des personnes lรฉgitimement autorisรฉes ร le faire (un membre de la direction, le responsable des ressources humaines, votre manager) engendrent, par leur simple รฉnonciation, votre entrรฉe ou votre sortie officielle des effectifs de lโentreprise.
Mais ce qui est intรฉressant pour un manager, cโest que le langage performatif est bien souvent implicite et peut se cacher dans une phrase parfaitement anodine. Aussi, une simple constatation peut parfois dissimuler un ordre et impliquer lโaction immรฉdiate du rรฉcepteur. Dโautant plus lorsque la personne qui la prononce fait figure dโautoritรฉ. Par exemple, si votre chef dรฉclare ยซ Je ne vois pas votre dossier sur mon bureau. ยป, vous comprenez quโil ne se contente pas de constater un fait mais quโil sโattend ร voir ce fameux dossier apparaรฎtre entre ses mains. En tant que rรฉcepteur de ce message, votre rรฉaction sera donc certainement une action : courir chercher le dossier ou vous empresser de le terminer.
De lโimportance de peser ses mots lorsquโon est manager
On comprend alors que chaque mot prononcรฉ a le pouvoir dโagir sur le rรฉel, et ce dโautant plus lorsque que lโon est dรฉtenteur dโun pouvoir reconnu comme lรฉgitime. En tant que chef dโentreprise ou de manager dโรฉquipe, il convient alors de prendre conscience du poids de ses paroles mais surtout dโassumer son ยซ pouvoir performatif ยป. Sโil est bien รฉvidemment important de peser ses mots, de mettre les formes et dโenrober son assertivitรฉ de formulations polies et bienveillantes, il ne faut toutefois pas tomber dans lโรฉcueil inverse. Rien de pire quโun manager qui nโassume pas son autoritรฉ et donne des ordres en faisant mine de ne pas le faire.
Cโest aussi lors de rรฉunions ou de communications officielles que le chef dโรฉquipe se doit de choisir ses mots avec le plus grand soin. Prenez garde ร ne pas crรฉer la situation que vous รฉvoquez, car une affirmation erronรฉe a vite fait de se transformer en rรฉalitรฉ. Cas typique : lorsque quelquโun vous fait remarquer que vous avez lโair รฉnervรฉ, alors que ce nโest pas le cas, et que cela finit bel et bien par vous รฉnerver. De la mรชme maniรจre, un manager qui commencerait sa rรฉunion en dรฉclarant ยซ Vous nโรชtes pas trรจs en forme en ce moment. ยป, a toutes les chances de placer ses collaborateurs dans de mauvaises dispositions et ainsi, provoquer la baisse de motivation quโil craignait. Pour utiliser le langage performatif de faรงon utile et efficace, nous ne pouvons donc que recommander de lโassocier ร lโart du silence : un temps propice ร lโobservation, l’รฉcoute, la rรฉflexion et qui laisse le temps de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler.